La licorne et la fourmi


Ces derniers jours, toute la presse économique est en émoi : la France compte de nouvelles licornes dans son troupeau de startup ! Commence alors un jeu de devinettes : qui sera la prochaine à toucher le Graal et à suivre la voie bénie des DoctolibVoodoo et autres Blablacar ? Quelles sont les autres licornes hexagonales ? Où se positionne la France dans cette guerre économique vaillamment menée contre les Américains et les Chinois ? Cette course effrénée à la valo se poursuit donc pour les startups françaises…

“Je lève, donc je suis”, voici le mantra que semblent avoir adopté de nombreuses startups, fêtant en grande pompe les levées de fonds, comme si ces dernières étaient une réussite en soi. Et pourtant, a-t-on réellement réussi son pari d’entrepreneur lorsque, comme Uber, on vire 3500 employés sur Zoom, du jour au lendemain ? La précarisation et les grèves des livreurs de Deliveroo sont-elle représentées par les quelques milliards d’euros que se targue de valoir la société ? Ces super-valorisations m’interrogent : la valeur financière des licornes représente-t-elle vraiment la valeur nette créée par ces startups ?

Pourtant, cette quête du sacro-saint animal est encouragée : Bercy se lance dans un élevage de licornes à coups de milliards et de slogans accrocheurs (“25 licornes pour 2025”, ça sonne bien), Les Echos se demandaient en mars 2018 “Comment faire d’une startup une licorne ? “ et il y a quelques mois, le magazine économique belge L’Echo déplorait n’avoir encore aucune licorne à son actif, quoique du “talent, [des] idées ou encore [des] infrastructures.” Autrement dit, il existe une injonction à devenir une licorne, confortée par des valorisations stratosphériques. Ilya Strebulaev, professeur de finance à Stanford, estime d’ailleurs dans The Economist que les licornes seraient surévaluées de 60% en moyenne. Dans la même veine, Crunchbase souligne que la valo par employé(e) des startups récemment introduites en bourses est passée de 1 à 4 millions de dollars en 2018, à plus de 10 millions aujourd’hui. Autrement dit, on est bien dans une quête du  “toujours plus”.

La raison d’être des startups se résume alors à cette mission bien pauvre qui est de valoir 1 milliard d’euros

Ceci dit, vous l’avez compris, l’idée n’est pas ici de fustiger les levées de fonds, y compris les plus faramineuses. Elles sont bien sûr essentielles à nombre de jeunes pousses qui souhaitent accélérer leur développement. Cependant, on assiste à une financiarisation de la raison d’être des startups, qui se résume alors à cette mission finalement bien pauvre qui est de valoir 1 milliard d’euros. A titre d’exemple, Nicolas Herschtel, représentant de Bpifrance au conseil d’administration de Doctolib, synthétisait en 2019 l’ambition de la scale-up en un simple “devenir “une  ‘’décacorne” valorisée de plus de 10 milliards d’euros”. Mais où est passée alors l’ambition de “rendre notre système de santé plus humain, efficace et connecté” ? Quid de la capacité de Doctolib à créer des milliers d’emplois et à satisfaire l’immense majorité de ses utilisateurs ? Quid de sa capacité à être suffisamment agile pour contribuer à surmonter une crise sanitaire de grande ampleur ? Finalement, où est passée la notion d’impact dans l’ambition affichée par Nicolas Herschtel pour Doctolib ? 

On peine à prendre en compte ce qui fait réellement la valeur d’une entreprise selon moi : son impact sur ses parties prenantes, ses clients, ses salariés, la société dans laquelle elle s’inscrit, l’environnement. Nous nous imposons des œillères lorsqu’il s’agit de juger de la valeur d’une entreprise. 

N’est-il pas temps d’arrêter d’opposer bien commun et performance économique ? Mettons le profit au service de l’impact.

Alors si nous changions de paradigme en nous attachant à évaluer non plus la simple valeur financière, mais plutôt la valeur réellement générée par ces startups : les emplois créés, leur impact sur la société, ou encore leur valeur environnementale ? Et si nous nous attardions un peu plus sur l’aventure humaine et collective qu’est l’entrepreneuriat ? 

En ce sens, Mara Zepeda et Jennifer Brandel, deux entrepreneuses américaines fondatrices du mouvement Zebras Unite, incitent à créer des zèbres plutôt que des licornes. Prenant le contre-pied de ces équidés imaginaires, elles expliquent que les zèbres ont le mérite d’être réels, et non une espèce de fantasme légendaire. Les zèbres ont également la particularité d’être noir et blanc, représentant d’une part le profit, et d’autres part, l’impact positif. En deux mots, Zepeda et Brandel invitent les entrepreneur(e)s et les investisseur(e)s à garder la tête sur les épaules et à se concentrer sur leur impact plutôt que sur la valorisation des startups.

Si je ne peux qu’abonder dans le sens d’une quête du réel et d’une raison d’être qui ne se traduit plus que par des euros mais aussi par des actes ; je trouve cette opposition profit / impact assez simpliste. N’est-il pas temps d’arrêter d’opposer bien commun et performance économique ? Voyons plus loin en mêlant les deux, et en mettant le profit au service de l’impact : le profit comme un moyen, l’impact comme une fin. Car c’est bien cet impact qui engage et fait se mouvoir les femmes et les hommes qui composent nos entreprises. 

Qu’est-ce qu’une startup sinon une organisation qui rassemble des individus bâtisseurs, mûs par des envies de cathédrales ?

Ainsi, plutôt que de se pavaner en 2025 avec des licornes multicolores, ou de faire de la France un safari rempli de zèbres, faisons de l’hexagone une fourmilière. Je le concède, on se rêve plus en licorne ou en zèbre qu’en fourmi, et pourtant ! La dernière fois que j’ai eu affaire aux fourmis, c’était au détour d’une randonnée dans le Cap Corse. Je me suis arrêtée pour observer quelques minutes la chorégraphie de la fourmilière, qui avait l’air si savamment orchestrée. Les travailleuses s’affairaient, chacune portant sa charge et contribuant à sa mesure à la vie de la fourmilière. Certaines trainaient de grosses brindilles trois fois plus longues qu’elles – les ambitieuses -, tandis que d’autres préféraient les petits cailloux, plus à leur mesure. Chacune, sans relâche, faisait des allers-retours et semblait faire preuve d’une abnégation sans borne. Elles paraissaient animées par un but que je ne connaissais pas mais qui assurément était évident pour elles. J’ai trouvé cela fascinant, et si mes congénères marcheurs et marcheuses ne s’impatientaient pas autant, je serais probablement restée à les observer encore un sacré bout de temps. 

Et si finalement, c’était cela qu’il fallait rechercher ? Si, comme le suggère le mouvement Zebra Unites, on faisait redescendre les licornes sur terre pour les ancrer dans le réel ? Et si surtout on repensait la startup comme étant avant tout une aventure collective qui oeuvre à la construction du monde de demain ? Car qu’est-ce qu’une startup sinon une organisation qui rassemble des individus bâtisseurs, mûs par des envies de cathédrales ? On peut avoir tendance à l’oublier, mais une entreprise n’est plus qu’une coquille vide sans ses équipes, sans son écosystème de clients et de partenaires, et sans sa vision propre du monde. Comme chez les fourmis, l’aventure entrepreneuriale se construit brindille après brindille grâce à l’engagement de chacun(e) pour la réussite d’un projet commun. 

Mathieu Guesné, fondateur de Lhyfe, l’a bien compris. Dans une interview pour Presse Océan, l’entrepreneur voit sa startup comme une future licorne « non parce qu’elle vaudra plus d’un milliard d’euros mais parce que, grâce à son hydrogène vert, elle sera la première à proposer une solution qui permettra d’économiser un milliard de tonnes de CO2 ». Comme ces fourmis ouvrières, l’équipe de Lhyfe est animée par une vision ancrée dans la réalité : non seulement consciente de son impact, Lhyfe le place même au cœur de sa stratégie de développement… Et c’est tellement plus inspirant ! Alors oui, soutenons nos startups, aidons-les à grandir, accompagnons-les pour qu’elles atteignent leurs rêves les plus fous, mais redonnons toute sa place au collectif et à l’impact réel de chaque entreprise. 


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